Savoirs Indigènes et Contraintes Anthropologiques dans le Cadre

des Programmes de Conservation en Afrique Centrale

 

Daou Joiris

Université Libre de Bruxelles

 

RÉSUMÉ

Cette communication envisage les principaux critères socioculturels que les programmes de conservation des forêts tropicales humides devraient prendre en considération. Ces critères sont spécifiques aux économies forestières en Afrique centrale. L’auteur aborde essentiellement les questions 1) des terroirs coutumiers, 2) des activités de subsistance et 3) du pouvoir politique au niveau villageois. Il traite aussi des changements socio-économiques provoqués par la gestion d’une aire protégée. Le papier est illustré par des études de cas dans le cadre du programme ECOFAC.

 

INTRODUCTION

Le défi d’un projet trinational de conservation ne se pose pas qu’en

termes écologiques ou administratifs. Il se pose également en termes

humains. Les populations rurales qui exploitent actuellement la

zone Lobéké au Cameroun, la Réserve Dzanga-Sangha en Républi-

que Centrafricaine et le Parc de Nouabalé-Ndoki au Congo connais-

sent, depuis les années 1970, de nouvelles réalités. L’implantation

des compagnies forestières et des aires protégées, ainsi que le déve-

loppement des safari ont modifié le contexte socio-économique au

niveau local; les populations se voient dépossédées de leurs droits

d’usage au profit des concessions forestières, de la chasse sportive et

des zones de protection intégrale. Parallèlement, les demandes exté-

rieures en produits forestiers, particulièrement en gibier, se sont

dramatiquement accrues.

Line Callout 3 (No Border): En effet, le droit d’usage de la terre, pour des communautés rurales dont l’économie dépend essentiellement des ressources de la forêt, représente un enjeu essentiel.

Le défi des projets de conservation souhaitant associer les popu-

lations locales à la gestion d’une aire protégée se situe certes à plu-

sieurs niveaux et soulève de nombreux problèmes relevant du déve-

loppement, de la santé publique et de l’exploitation rationnelle du

milieu forestier. Je n’aborderai, dans cette communication, qu’un

aspect de cette problématique: le droit d’usage de la terre et le bail.

En effet, celui-ci, pour des communautés rurales dont l’économie

dépend essentiellement des ressources de la forêt, représente un enjeu

essentiel.

L’objectif de ce papier est de soulever la question de l’intégration

des terroirs coutumiers dans les limites d’une zone «à exploitation

villageoise». Il s’agit également d’envisager en quoi cette mesure

favoriserait le maintien d’économies locales exploitant rationnelle-

ment le milieu forestier. Dans la première partie de mon exposé, je

présente rapidement les principales caractéristiques des populations

rurales concernées par le projet trinational. Ensuite, je reprends la

définition du terroir coutumier en milieu forestier. Enfin, m’ap-

puyant sur des exemples tirés du Programme ECOFAC, je propose

d’illustrer mon propos par le cas d’un zonage inapproprié et par

celui d’un zonage plus adéquat.


 

 

AIRES PROTÉGÉES

SUPERFICIE

POPULATION

DENSITÉ

Lake Lobéké (Cam.)

 

3.000 km 2 (env.)

 

109.002

(Province de l’Est)

 

1 hab./ km 2

(recens. 1987, Départe-

ment de la Boumba et Ngoko)

Dzanga-Sangha (RCA)

335.900 ha (1990)*

19.412

(Sangha-Mbaéré)

3 hab./ km 2

(recens. 1975, Préfecture

de la Sangha-Mbaéré)

Dzanga-Ndoki (RCA)

122.000 ha (1990)*

19.412

(Sangha-Mbaéré)

3 hab./ km 2

(recens. 1975)

Nouabalé-Ndoki (Cg.)

n-a

55.800

(Sangha)

0.1-0.8 hab./ km 2

(recens. 1974, Préfecture

de la Sangha-Mbaéré)

 

Tableau 1 Densité de population dans les A.P. du projet trinational.                                                                                        *UICN, 1991

 

PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DU MILIEU HUMAIN

DANS LA RÉGION SANGHA

Dans les zones rurales où se situent les A.P. du projet trinational,

la densité de population est très faible. Les recensements officiels

sont anciens et en général approximatifs, particulièrement en ce qui

concerne les Pygmées. De ce fait, les projets sont souvent amenés à

actualiser eux-mêmes ces données. Ainsi est-il nécessaire, pour ce

faire, de prendre en considération: (1) la mobilité individuelle, (2)

l’habitat dispersé et (3) les zones périphériques. En ce qui concerne

la mobilité individuelle, la population d’un village présente des

résidents permanents et des résidents occasionnels d’un village quel-

conque. Les individus peuvent circuler entre les villages de leurs

parentés en tant que résidents temporaires pendant les vacances,

cérémonies et visites sociales. Tous les villages traditionnels com-

prennent à la fois un hameau de bordure de piste et des campements

temporaires de chasse, de collecte et de pêche implantés sur le ter-

roir de la communauté.

Les zones périphériques comprennent les villages traditionnels

implantés en dehors de l’A.P. mais dont le terroir de la communauté

est situé dans l’A.P. Ils considèrent ce terroir comme le leur. Par

exemple un village traditionnel peut être établi à la limite d’une aire

protégée mais considérer que cette terre appartient aux terroirs

coutumiers des villageois. En plus, les populations locales peuvent

Line Callout 3 (No Border): 1 Très peu d’études sont disponibles (Pour le Nord-Congo, voir notamment Blake, 1994).

habiter à la périphérie des terroirs coutumiers, dans les centres

demi-urbains du projet où se trouvent les centres administratifs et

les campements des ouvriers et d’où provient une demande en pro-

duits forestiers (vivriers, gibiers).1

Le nord-ouest du Bassin congolais, et plus spécifiquement le

projet trinational, présente une grande variété culturelle et linguisti-

que: 1) des groupes «agriculteurs itinérants sur brûlis» éventuelle-

ment pêcheurs qui incluent quatre ethnies bantous et six ethnies

oubanguiennes, et 2) des communautés de chasseurs-cueilleurs

Pygmées qui sont représentées par un groupe Bantou (le Aka-Mbenzélé)

et un groupe oubanguien (les Bakas).

D’une façon générale, et quelles que soient leurs spécificités

culturelles, ces ethnies partagent globalement les mêmes conditions

de vie en tant que sociétés paysannes dont l’économie dépend étroi-

tement du milieu forestier; elles partagent aussi la même conception

de la nature. En ce qui les concerne, la forêt est vécue comme un

milieu inhospitalier contre lequel il faut déployer une énergie et des

savoir-faire considérables pour en exploiter les ressources et qu’il a

fallu «domestiquer» (techniquement et symboliquement). Cette

conception est diamétralement opposée à celle des «naturalistes»

pour lesquels la même forêt, les mêmes espaces, ne représentent pas

directement le cadre de vie ni ce qui leur permet de satisfaire leurs

besoins; la forêt correspond pour eux à un espace de découverte.

 

ETHNIES

LANGUES

LOCALISATION

 

Aka Mbenzélé

 

Bantu, C 10

 

Dzanga-Sangha, Nouabalé-Ndoki

Baka

Ubangian

Lobéké

Bangando

Ubangian

Lobéké

Bomassa

Ubangian

Dzanga-Sangha, Nouabalé-Ndoki

Kaka

Bantu, A 93

Lobéké, Dzanga-Sangha

Kwele

Bantu, A 85

Lobéké, Nouabalé-Ndoki

Mbomam

Bantu, A 85

Lobéké

Mpiemo

Bantu, A 86

Dzanga-Sangha

Ngundi

Ubangian

Nouabalé-Ndoki

Pande

Bantu, C 12

Dzanga-Sangha

Pomo

Bantu, A 92

Dzanga-Sangha, Nouabalé-Ndoki

Yangéré

Ubangian

Dzanga-Sangha

 

Tableau 2 Principales ethnies présentes dans les Aires Protégées du projet trinational.

 

Un exemple simple peut éclairer cet antagonisme: pour les paysans,

l’éléphant évoque de la nourriture, de l’argent (ivoire) et un préda-

teur qui saccage les plantations sans parler des frayeurs que sa

rencontre en forêt peut occasionner aux familles; pour les «natura-

listes», le même éléphant renvoie principalement à un intérêt scien-

tifique (espèce protégée) et financier (devises provenant du tourisme

cynégétique et de vision), jamais à une menace pour leur sécurité ni

à un produit alimentaire. Ceci est valable pour la plupart des ani-

maux sauvages, dès lors qu’ils représentent un intérêt pour les «natu-

ralistes». Nous sommes donc ici en présence de deux vécus qui

conduisent inévitablement à des conceptions différentes de la Nature.

 

LES DIFFÉRENTS TYPES D’ÉCONOMIES DE SUBSISTANCE

Conformément au modèle en vigueur dans toute la zone fores-

tière du Bassin Congolais, les économies rurales sont loin de consti-

tuer un ensemble monolithique. Du point de vue économique,

plusieurs types d’économies traditionnelles sont pratiquées, l’essen-

tiel étant représenté par des essarteurs plus ou moins spécialisés

appelés «agriculteurs itinérants sur brûlis» (voir Figure 1 ci-dessous

pour les types d’économies locales pour les sites ECOFAC). Contrai-

rement à une idée encore répandue, les essarteurs ne pratiquent pas

que l’agriculture mais exercent aussi des activités de prédation (chasse,

cueillette, collecte, pêche dans les cours d’eau de forêt).

Suivant une tendance générale pour l’Afrique centrale, la littéra-

ture spécialisée est peu fournie, particulièrement en ce qui concerne

les études ethnoécologiques. Les agriculteurs sont largement moins

étudiés que les Pygmées qui ne représentent pourtant qu’une mino-

 

Figure 1 Tendance des différents types d’économies locales dans les zones

d’intervention du Programme ECOFAC au Cameroun, Gabon, Congo

et en RCA (pourcentages équivalent à moins de 100% à cause des estimations).

 

rité, moins de 5% parmi les autres populations rurales. Le même

constat s’impose pour la région du projet trinational. Dès lors, il est

nécessaire d’extrapoler les donnés récoltées dans des sociétés situées

en périphérie des AP, et parfois dans des zones très éloignées (donc

différentes du point vue écologique et culturel) pour se faire une

idée des modalités d’exploitation du milieu.

 

LE POUVOIR TRADITIONNEL DE TYPE ACÉPHALE ET

LES LIMITES DE LA GESTION PARTICIPATIVE

La plupart des sociétés forestières d’Afrique centrale ont un

régime politique de type acéphale avec une organisation relative-

ment peu hiérarchisée qui tourne autours du chef de lignage. Les

qualités de leader constituent encore aujourd’hui un modèle, en tant

que système de valeurs, auquel la jeune génération se réfère. Ces

personnalités politiques ne sont pas nécessairement les responsables

politiques, ce qui pose tout le problème de la représentativité locale

vis-à-vis d’un programme de conservation.

Dans la Réserve de Faune du Dja, où l’on retrouve le même

contexte culturel et politique coutumier que dans les A.P. du projet

trinational, le programme ECOFAC a identifié des associations

locales et s’est donné un temps d’observation pour comprendre

comment ces dernières fonctionnent. En d’autres termes, le pro-

gramme a opté pour l’utilisation de structures locales préexistantes.

Un problème majeure est la propension opportuniste de certai-

nes associations locales se constituant spontanément, avec l’aide de

parents implantés en ville («élites»), pour présenter des demandes

financières. Dans ce cas, le discours écologique, en faveur de la

protection de l’environnement, est intégré mais cela n’implique pas

nécessairement de nouveaux comportements, comme par exemple

l’abandon de la chasse commerciale. La constitution de comités de

vigilance contrôlant les terroirs villageois apparaît comme motivant

pour la population. Mais malgré un certain enthousiasme de la part

des populations, de serieux problèmes logistiques et fonciers persis-

tent. Cependant, (1) les relations de parenté sont telles que certains

«étrangers» apparentés mais résidant ailleurs ont accès au terroir et

(2) il est difficilement envisageable que le Ministère de l’Environ-

nement couvre des actions villageoises à ce niveau.

 

AP

ESSART.

AGRICULTURE

ESSART.-

PÊCH.

CHASS.-

CUEILL.

CHASS.-

COM.

PÊCH.

Lobéké

 

Bangando

 

 

Pygmées

 

Kaka

 

 

Mbomam

 

Baka

 

 

 

Kwélé

 

 

 

 

Dzanga-Sangha

Mpiemo

Pande

Pygmées

 

Pomo

 

Kaka

Bomassa

Ngundi

Aka-Mbenzélé

 

 

 

Yangéré

 

 

 

 

Nouabalé-Ndoki

Bomassa

Kwélé

 

 

Pomo

 

Kaka

 

 

 

Bomoali

 

Tableau 3 Tendance probable des types d’économie rurale en présence dans les A.P. du projet trinational.

 

La «gestion participative» expérimentée par ECOFAC varie

suivant les aires protégées. Si l’on se réfère au modèle de Pimbert et

Line Callout 3 (No Border): Un problème majeur est la propension
opportuniste de certaines associations
locales se constituant spontanément,
avec l’aide de parents implantés en ville
(«élites»), pour présenter des demandes
financières. Dans ce cas, le discours
écologique, en faveur de la protection
de l’environnement, est intégré mais
cela n’implique pas nécessairement de
nouveaux comportements, comme par
exemple l’abandon de la chasse
commerciale.

Pretty (1995) et sans vouloir figer la réalité qui, rappelons-le, est

dans une phase d’expérimentation, il semble qu’il s’agisse essentiel-

lement d’une «gestion participative» de type «participation in infor-

mation giving» couplée avec une approche s’inspirant de la «par-

ticipation for material incentives». Les populations concernées par le

programme ECOFAC participent en répondant aux questions que

les chercheurs et les gestionnaires du projet leur posent à travers des

questionnaires et des réunions, mais elles n’ont pas la possibilité

d’influencer les décisions car elles ne sont pas informées des résultats

des recherches («participation in information giving»). Dans la

Réserve de Faune de la Lopé au Gabon, où les employés d’ECOFAC

sont pratiquement tous originaires du District de Lopé, les popula-

tions participent au programme en fournissant de la main-d’oeuvre

et en recevant des salaires («participation for material incentives»).

Ce type de «gestion participative», qui est adopté par beaucoup de

projets de conservation et de développement, présente le désavan-

tage de créer une dépendance financière et surtout de ne pas perdu-

rer au terme du projet.

 

LE TERROIR COUTUMIER DES AGRICULTEURS

ITINÉRANTS SUR BRÛLIS

En règle générale, en milieu forestier, les villages sont entourés

d’une double zone qu’ils exploitent. La première zone correspond à

l’aire d’exploitation agricole et la seconde, à l’aire d’exploitation

forestière. La région cultivée comprend des zones de jachère de plus

ou moins longue durée (de 2/3 ans à 10/20 ans, voire 30 ans). La zone

agricole comprend des forêts secondaires régénérées apparemment

abandonnées mais auxquelles des règles de propriété, à la fois collecti-

ves et individuelles, sont appliquées et qui seront un jour cultivées par

la communauté villageoise. La zone forestière comprend des pistes et

des lignes de pièges dont les utilisateurs sont connus. Dans ce con-

texte, l’aire d’exploitation forestière d’un village s’étend bien au delà

des parcelles cultivées et des jachères; elle couvre en général plusieurs

dizaines d’hectares de part et d’autre de la piste.

La superficie des terroirs villageois varie essentiellement suivant

le type d’économie locale, par exemple chez les Boyela (de l’ancien

Zaïre) étudiés par Sato (1983), un village de 200 personnes couvre

environ 110 km2.  L’aire de chasse des hameaux (composés de 34

personnes en moyenne) représente environ 15 km2; l’aire de chasse

par personne étant de l’ordre de 0,4 km2.  Chez les Mvae (au Came-

roun) étudiés par Edmond Dounias (1993, comm. pers.), le terroir de

chasse est évalué à 100 km2.  Dans la Réserve de Faune du Dja, les

zones exploitées par l’échantillon des villages s’étendent sur une

distance allant au moins jusqu’à 30 km à partir de la piste. Finale-

ment des données récoltées dans le Parc National d’Odzala semblent

du même ordre, bien que là, les terroirs agricoles soient nettement

moins étendus et qu’inversement, les terroirs forestiers soient vastes.

Le terroir villageois correspond à l’espace vital du village. Il

s’agit, en milieu forestier, de vastes superficies permettant aux éco-

Line Callout 3 (No Border): Le terroir villageois correspond à
l’espace vital du village. Il s’agit, en
milieu forestier, de vastes superficies
permettant aux économies locales
d’exploiter rationnellement le milieu,
en alternant les zones d’exploitation
suivant des systèmes de rotation dans
les zones cultivées ainsi que dans les
zones de chasse, de cueillette et de
pêche.

nomies locales d’exploiter rationnellement le milieu, en alternant les

zones d’exploitation suivant des systèmes de rotation dans les zones

cultivées ainsi que dans les zones de chasse, de cueillette et de pêche.

Ces systèmes de rotation portent sur plusieurs générations. Ainsi, le

terroir coutumier est envisagé ici dans une perspective dynamique:

il ne correspond pas seulement à ce qui est exploité lors de notre

passage mais à ce qui est potentiellement exploitable par les habi-

tants d’un village.

 

LE TERROIR DES CHASSEURS-CUEILLEURS PYGMÉES

En ce qui concerne les peuples forestiers semi-nomades, les

habitants d’un campement de chasseurs-cueilleurs effectuent leurs

déplacements à l’intérieur de terroirs forestiers restreints aux limites

définissables. Actuellement, la grande majorité des campements

Pygmées sont semi-sédentarisés à proximité des villages d’agricul-

teurs avec lesquels les membres du camp effectuent leurs échanges.

Au sud-est du Cameroun, les familles de chasseurs-cueilleurs exploi-

tent de petites plantations vivrières, parfois comme des cultures de

rente, et séjournent en forêt pour des périodes variées. La mobilité

des chasseurs-cueilleurs pose le problème de l’actualisation des

données récoltées préalablement en milieu mobile. Jusqu’à présent,

aucun chercheur n’a produit une monographie ethnoécologique sur

les Aka et les Baka semi-sédentarisés.

 

LES ZONES À EXPLOITATION VILLAGEOISES:

EXEMPLES DU PROGRAMME ECOFAC

Deux exemples nous aideront à illustrer les approches à l’admi-

nistration de ressources adoptées par l’organisation de la conserva-

tion. Dans le premier exemple, il s’agit des zones protégées gérées

par le Programme ECOFAC dans lequel l’exploitation du village

n’est pas intégrée dans l’administration des zones de protection.

Dans cette aire protégée, la Réserve de Faune de la Lopé au Gabon,

les villages situés dans l’aire protégée sont soumis depuis une dizaine

d’années à la réglementation de la Réserve. La chasse et le piégeage

dans les plantations sont prohibés; seules les activités agricoles en

périphérie des villages sont autorisées. L’interdiction de la pose des

pièges dans les plantations a non seulement provoqué une forte

augmentation de la déprédation des cultures par les animaux, mais a

également eu des répercussions en chaîne en terme de sécurité (pré-

sence de gorilles et d’éléphants près des villages), de santé publique

(pollution de l’eau potable par une population animale croissante en

périphérie des villages, forte diminution des protéines animales dans

l’alimentation) et d’appauvrissement de l’environnement par l’in-

tensification des cultures près des villages (les femmes rapprochent

leurs jardins près des villages pour pouvoir les surveiller plus facile-

ment). Actuellement, il est pratiquement impossible de mener des

enquêtes fiables sur les terroirs villageois car d’une part, le contexte

économique local est profondément affecté, et d’autre part, les

villageois redoutent la répression du service des Eaux et Forêts.

A titre d’exemple d’une A.P.-ECOFAC qui menace des zones à

exploitation villageoise, dans le Parc National d’Odzala (au Congo),

suivant le plan d’aménagement actuel, les activités villageoises peu-

vent se dérouler dans une «zone-tampon» de 5 km à partir de la

piste et dans une «zone banale» située en dehors de l’aire protégée.

Le programme ECOFAC prévoit d’étendre la «zone-tampon» de

façon à ce que cette dernière englobe mieux les terroirs coutumiers.

En effet, actuellement, des zones de cueillette et de pêche ne sont

accessibles par les populations qu’en payant des patentes très élevées

et en parcourant le risque de se déplacer non-armés dans des zones

giboyeuses. Par ailleurs, la «zone banale» est surexploitée depuis que

la chasse est interdite dans l’aire protégée. En effet, les chasseurs

originaires des villages situés dans l’aire protégée se sont rabattus sur

cette «zone banale» qui était préalablement destinée aux seuls villa-

ges situés en dehors de l’aire protégée. Notons ici que la zone du

Parc National d’Odzala concernée par l’habitat humain ne corres-

pond qu’à une infime partie de l’aire protégée dans son ensemble et

que nous nous trouvons ici très loin des zones les plus intéressantes

du point de vue écologique et touristique.

Il apparaît clairement que là où des «zones à exploitation villa-

geoises» existent, comme dans le Parc National d’Odzala au Congo

(«zone-tampon» et «zone banale»), ces dernières ne répondent pas

nécessairement aux besoins des économies locales. Dans ce cas, la

bande de 5 km de la «zone-tampon» englobe bien les terroirs agrico-

les des villages mais non pas leurs terroirs forestiers. Ce plan de

zonage donne l’impression d’être conçu pour des populations

d’agriculteurs et non pour des populations dont l’économie com-

bine des activités agricoles et de prédation (chasse, cueillette, pêche).

Par conséquent, les populations locales sont privées non seulement

de leurs terres mais se trouvent également en situation de devoir

payer des patentes pour pouvoir les exploiter.

Il ressort également qu’un zonage inapproprié, comme dans la

Réserve de Faune de la Lopé (Gabon) peut, à moyen terme, provo-

quer des situations qui vont à l’encontre des objectifs conservation-

nistes. Dans ce cas, le fait qu’aucune «zone à exploitation villa-

geoise» n’ait été ménagée autour des villages et que le piégeage dans

les plantations et les jachères assurant normalement la protection

des cultures soit interdit, a indirectement affecté le système agricole.

Ceci a provoqué le rapprochement des cultures des villages, l’ac-

croissement des superficies pour compenser les pertes dues à la

déprédation des animaux, le ralentissement du système de rotation,

et a finalement donné naissance à une agriculture intensive qui appau-

vrit le milieu. Ainsi, l’interdiction du piégeage a littéralement am-

Line Callout 3 (No Border): En général, quelque soit l’aire protégée
où nous nous trouvions, ils perçoivent
clairement qu’avec l’arrivée de «la
conservation», leurs terres ne leur
appartiennent plus (au sens commu-
nautaire du terme) et qu’elles sont
désormais destinées à un nouvel usage
tel que la protection exclusive.

puté le système agricole d’un élément vital et, de ce fait, provoqué

l’émergence d’une exploitation irrationnelle, non-durable, de l’envi-

ronnement.

Dans le contexte des sociétés humaines qui dépendent essentiel-

lement du milieu pour leur subsistance et leur bien-être, la non-

reconnaissance des terroirs coutumiers dans les plans d’aménagement

est une source de tensions considérables vis-à-vis du programme de

conservation. Une telle mesure a inévitablement des répercussions

en terme des droits d’usage, ces derniers étant perturbés ou interdits.

Au cours de nombreuses réunions que nous avons organisées, des

villageois nous ont très souvent fait part de leur indignation et de

leurs inquiétudes. En général, quelque soit l’aire protégée où nous

nous trouvions, ils perçoivent clairement qu’avec l’arrivée de «la

conservation», leurs terres ne leur appartiennent plus (au sens com-

munautaire du terme) et qu’elles sont désormais destinées à un

nouvel usage tel que la protection exclusive. Et soulevant le pro-

blème des «battues administratives» qu’ils doivent solliciter en cas

d’agression mais qui ne peuvent intervenir avant que l’animal n’ait

détruit une plantation ou blessé, voire tué, une personne, ils nous

ont quelquefois interpellés, non sans ironie, pour savoir s’ils étaient

encore «moins que des animaux» pour qu’on les amène à vivre dans

une telle insécurité.

 

CONCLUSION

La question foncière, avec des choix de plans de zonage appro-

priés et adaptés aux réalités locales, devrait être au centre des débats

sur la «gestion participante». En effet, ces choix conditionnent les

modalités d’exploitation du milieu par les populations locales. Les

systèmes d’administration de terre déterminent aussi la qualité des

relations que ces dernières entretiennent avec les programmes de

conservation. Ainsi, quelque soit le statut attribué aux «zones à

exploitation villageoise» («zone-tampon», «zone banale», «secteur

de développement rural», etc.), il nous paraît nécessaire que celles-ci

soient conçues et délimitées de telle sorte qu’elles permettent aux

économies locales d’exercer une exploitation rationnelle de l’envi-

ronnement. Cette approche nécessite de se donner les moyens de

bien connaître les populations concernées et leurs modalités d’ex-

ploitation du milieu.

 

BIBLIOGRAPHIE

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DAOU V. JOIRIS entreprend des recherches ethnographiques depuis 1985 dans la partie sud du Cameroun, travaillant précisemment sur les Pygmées BaAka et Bagyeli. Elle sert d’assistante technique au projet AGRECO-CTFT-ECOFAC et de coordonnateur pour les consultances dans le cadre du program APFT de la Communauté Economique Européenne (DGV VIII). Depuis 1992 elle est maître assistante à l’Université Libre de Bruxelles, et chercheur affilée au Laboratoire LACITO-CNRS, France.

 

Bibliographie sommaire: voir bibliographie de l’article.

 

Daou Joiris, Centre d’Anthropologie Culturelle, Université Libre de Bruxelles, 44 Avenue Jeanne, 1050 Bruxelles, Tel: 32.2.650.34.28, E-mail: vjoiris@ulb.ac.be.